Il y a deux mois, l'éditorialiste du New York Times, Liesl Schillinger, fit remarquer que, dans la sélection des écrivains en lice pour le National Books Awards 2009, « trois des cinq candidats, dans la catégorie fiction, n'étaient pas nés aux États-Unis et que deux d'entre eux vivaient à l'étranger ». Elle posa alors la question suivante : « Qu'est-ce que cela signifie d'écrire un roman américain si l'on n'a même pas besoin d'une adresse postale américaine pour le faire ? »
En examinant les nouvelles et essais de Robert Raymer, cette question est d'actualité, mais cette fois-ci replacée dans le contexte de la Malaisie. Écrire un livre malaisien, cela signifie quoi au juste ?
Une adresse locale ?
Raymer en a une et ce depuis juillet 1985. Il a enseigné, depuis, à l'université Sains Penang et à Malaysia Sabah. Il déclare : « Après l’obtention de mon diplôme à l'université de Miami, j'ai parcouru l'Europe, sac au dos, pendant trois mois ; puis, deux ans plus tard, l’Extrême-Orient et l’Asie du Sud-Est, Kuala Lumpur incluse. Je rencontrais continuellement des personnes qui prenaient des congés pour faire des recherches et écrire un livre. Super idée ! En bossant chez Kinko, dans le Wisconsin, j'ai rencontré une jeune diplômée qui venait de Malaisie, elle était étudiante en journalisme. Elle m'a fait connaître quantité de magazines sur la littérature. Je les ai littéralement dévorés. Après notre mariage, nous avons rendu visite à sa famille, en Malaisie, et j'ai écrit ma première nouvelle, Mat Salleh (incluse dans Trois autres Malaisie) ».
Dans cette nouvelle, mélange de fiction et de réalité, Raymer écrit à la première personne. Il est l'étranger qui pénètre un monde tropical « de kampungs aux maisons sur pilotis et de plantations de palmiers, de cocotiers et d’hévéas. » Un monde qui « contrastait radicalement avec les vingt centimètres de neige que nous venions de quitter aux États-Unis ». Il observe, parfaitement conscient de ne pouvoir comprendre les nuances des codes culturels locaux et il met toute sa volonté et son énergie pour essayer de les déchiffrer.
Quand on l'accueille, pour la première fois, avec des grands « Mat Salleh ! Mat Salleh ! », il remarque le regard courroucé que porte sa femme aux enfants, mais ne comprend pas ce qui cloche. Plus tard :
« On me fit asseoir sur le plancher. Croisant les jambes, je me rendis compte que j’avais oublié de laisser mes tennis au pied de l’escalier, là où toutes les autres paires avaient été abandonnées, éparpillées.
Heureusement, Yati ne s’était aperçue de rien. Discrètement, je passai les preuves de ma première bourde sociale à Haris, qui les déposa pour moi au pas de la porte. »
Raymer écrit avec humilité que l'Autre c’est lui et non ceux qui sont les sujets de ses observations et commentaires, et qu'il doit se frayer un chemin dans cette culture.
En effet, on trouve d'autres nouvelles dans Trois autres Malaisie dans lesquelles le narrateur est un individu pour lequel la Malaisie est un pays étrange, enveloppé de mystère et empreint d'humidité comme c'est le cas dans Les vendredis.
Dans Naufrage – bien qu'écrite à la troisième personne – Ross, un professeur américain, se retrouve dans un programme de jumelage local. L'histoire commence par une banale conversion entre l’enseignant et Mlle Ooi, la réceptionniste :
« Tu as dû te convertir, n’est-ce pas, quand tu t’es marié avec Nora ? demanda Miss Ooi.
Ross hésita. En effet, il s’apprêtait à quitter le travail, après une longue journée passée à conseiller des étudiants malaisiens qui souhaitaient faire un deuxième cycle aux États-Unis.
— Oui, répondit-il, en jetant un coup d’œil au New Straits Times ouvert sur le bureau de la réceptionniste. C’était pas grand-chose, à vrai dire. J’étais déjà circoncis. Sinon, ça aurait été plus gênant.
— Oui, les Chinois doivent aussi y passer lorsqu’ils se convertissent, dit Miss Ooi en levant les yeux de son point de croix. »
L'histoire se poursuit jusqu'à révéler les tensions sous-jacentes à une conversion religieuse de convenance.
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L’expatrié n’est pas le personnage principal, ou même secondaire – tapi dans un coin, à commenter la vie, quelques degrés au-dessus de l'équateur – de toutes les nouvelles de Raymer :
Le guetteur traite d'un vieux Chinois et de sa famille. Pas d'expatrié non plus dans
À l'Hôtel de la Gare ou
Hari Raya.
Ces nouvelles-là ont pour sujet une Malaisie dont les habitants sont plus vrais que nature. L'observateur et narrateur de leurs actions, bien qu'il ne soit à aucun moment ouvertement déclaré, est un Malaisien. Ou du moins, une voix qui semble malaisienne. Elle transpire la « Malaisi-tude ». Les Malaisiens qui liront ces nouvelles penseront qu’elles ont pour protagonistes des gens qu'ils connaissent : leurs voisins, leurs collègues de travail, ou ceux qu'ils rencontrent sur le trajet, pour se rendre au boulot, dans le bus ou dans le train. Ces histoires révèlent l'authenticité des existences malaisiennes.
Tash Aw, Shamini Flint, Preeta Samarasan et Twan Eng Tan sont quatre Malaisiens qui vivent et écrivent à l'étranger – respectivement au Royaume-Uni, à Singapour, en France et en Afrique du Sud. L'adresse postale n'a donc rien à voir. Le fait qu'une œuvre de fiction soit malaisienne ou pas tient plus à la façon dont les perspectives, valeurs, existences et interactions sociales inhérentes au pays prennent vie. Raymer déclare : « puisque je vis ici, il me semble naturel d'écrire sur la Malaisie. De plus, j'ai tous ces voisins et membres de ma famille que je peux observer de près. Mais eux aussi m’observent ! Quand je ne comprenais pas un point culturel, celle qui est maintenant mon ex-épouse, une journaliste, me l'expliquait. »
Lovers and Strangers Revisited < N.d.E : le titre original de Trois autres Malaisie > a remporté le populaire Star Reader's Choice Award 2009, dans la catégorie Fiction. Cette consécration doit être la confirmation que la démarche de Raymer est la bonne et doit interpeller les Malaisiens. Oui, un Américain peut écrire des nouvelles malaisiennes…
S. H. Lim
www.timeoutkl.com, Kuala Lumpur, Malaisie.
Traduit de l’anglais par Laurence Ricciardi-Soler.